Un beau fiasco
Le 7 avril 2013, l’Alsace a manqué un rendez-vous avec l’Histoire. En refusant par référendum la fusion de la Région et des deux Départements, elle a laissé passer l’occasion de mettre en harmonie ses institutions et son identité. Pareille opportunité ne se représentera peut-être jamais, en tout cas pas de sitôt.
En amont pourtant, les esprits des décideurs, du moins ceux qui avaient une vision de l’avenir de la Région, avaient été préparés, et pour certains même convertis, à l’idée d’une collectivité unique. C’est cette lente maturation que raconte, dans ce livre fort bien documenté, Michel Naudo, en se basant sur ses souvenirs et ses notes de président de la commission du Conseil économique et social d’Alsace (CESA) chargée d’élaborer un avis sur le regroupement des trois collectivités territoriales et de leurs compétences.
La première mention d’une assemblée alsacienne unique a presque quarante années d’existence : en 1983, l’inimitable Henri Goetschy proposait de fusionner le Conseil général du Haut-Rhin, qu’il présidait, avec celui du Bas-Rhin, en attribuant à la nouvelle institution les compétences du Conseil régional, qui n’était encore qu’un nain politique, même pas élu au suffrage universel ! Une décennie plus tard, Daniel Hoeffel usait de son aura de ministre de Giscard pour proposer une expérience similaire. Presque le même laps de temps s’écoulait encore avant que Philippe Richert ne remette à son tour la fusion sur le métier (il faut reconnaître à ce dernier que dès 1990, dans un livre de Michel Stourm, Alsace sans frontières, il proposait un changement institutionnel radical, avec la création d’un « Conseil de région, qui serait un véritable gouvernement régional »).
Mais les politiques, toujours soupçonnés par leurs confrères de prêcher pour leur propre paroisse, en seraient sans doute restés aux incantations si la société civile ne s’en était pas mêlée. On imagine bien l’exaspération des jeunes dirigeants d’entreprises, que Michel Naudo représentait au CESA, face à une organisation institutionnelle « de plus en plus inadaptée et improductive » : des collectivités qui avaient toutes une « compétence générale », c’est à dire le droit d’intervenir sur n’importe quel sujet et dans tous les domaines ; des financements croisés qui obligeaient à courir d’un guichet de subvention à l’autre ; des élus dont, à part le maire, la grande majorité de la population ne savait pas exactement dans quelle assemblée ils siégeaient ni ce qu’ils y faisaient.
Autant dire que lorsque le CESA concocta au printemps 2007, après quatre ans de travaux, le projet de fusion de la Région Alsace avec les Départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, son avis fit l’effet d’une bombe à fragmentation. Déjà, au sein de l’assemblée des socio-professionnels, il avait fallu ruser, surmonter et contourner des obstacles, nouer des alliances entre représentants patronaux et syndicaux, élaborer des tactiques complexes pour réussir à faire adopter l’avis à une très large majorité.
Sans doute aurait-il été rangé rapidement au magasin des accessoires, si Michel Naudo et son complice Jean-Paul Gutfreund (CFDT) n’avaient mis sur pied une intelligente stratégie médiatique pour faire « fuiter » leur projet une quinzaine de jours avant la séance plénière du CESA et provoquer un intense débat obligeant les politiques à se découvrir et à se positionner. Adrien Zeller, président du Conseil régional, régionaliste convaincu mais opposé à un quelconque Conseil d’Alsace, ne décoléra pas pendant une quinzaine… Michel Naudo dévoile pour la première fois cette stratégie… à laquelle j’ai participé. Je ne dirais pas que ce fut à mon corps défendant. Naudo et Gutfreund ont été francs du collier et n’ont pas essayé de me manipuler. J’ai moi aussi joué le jeu, comme le raconte Michel Naudo, mais je ne connais pas de journaliste qui aurait refusé un tel scoop servi sur un plateau. A l’époque, les DNA et L’Alsace étaient encore en situation de concurrence et les articles des journalistes des deux organes de presse ne paraissaient pas indifféremment dans l’un et l’autre journal.
J’avoue que je n’ai eu aucun scrupule à participer à cette opération de lobbying en faveur d’une collectivité unique. Pour avoir participé pendant une trentaine d’années à toutes les séances plénières du Conseil régional et des deux Conseils généraux, j’avais pu mesurer les dépenses d’énergies et de moyens que représentait la concurrence entre ces trois assemblées œuvrant sur un petit territoire et cherchant chacune à être la « mieux disante » envers le monde économique, le secteur culturel, les communes… Ma conviction était faite et je n’ai pas hésité à m’engager en faveur du Conseil d’Alsace.
Cette belle idée s’est fracassée contre le mur du référendum du 7 avril 2013. Michel Naudo explique longuement les raisons de cet échec. Et souligne la petitesse et la courte vue de certains responsables politiques, leur travail de sape jusqu’à la veille du scrutin. Tout est dit dans cette phrase de Charles Buttner, à l’époque président du Conseil général du Haut-Rhin, lorsqu’il demanda à Michel Naudo « pourquoi les Strasbourgeois venaient s’occuper des affaires du Haut-Rhin ». Les vieux démons qui opposent les sudistes aux nordistes sont toujours prêts à se réveiller.
Il faut bien avouer aussi qu’on n’a pas fourni aux électeurs alsaciens le logiciel pour comprendre ce qui était en jeu. Comme le souligne le Pr Robert Hertzog, le référendum n’était pas décisionnel et ne portait que sur le principe de la fusion, la loi instaurant le Conseil d’Alsace devant être votée par le Parlement. Il n’était donc pas judicieux de présenter des schémas d’organisation qui avaient tout d’une usine à gaz, de nature à dissuader tout citoyen non averti de s’intéresser à la chose. Il n’était pas plus utile de se quereller sur le futur siège du Conseil d’Alsace, « l’impérialisme strasbourgeois » servant une fois encore de repoussoir. Il a fallu quatre ans au CESA pour élaborer un avis, deux ans aux politiques pour se mettre d’accord sur le texte d’une résolution, mais les Alsaciens n’ont eu que dix semaines de campagne pour s’approprier le sujet. Poussés par les opposants au projet à jouer constamment en défense, ses partisans n’ont pas réussi à convaincre. La prémonition du regretté Bernard Stalter, président des Chambres de Métiers d’Alsace et du CESA, dans une tribune des DNA du 30 janvier 2013, devint réalité quelques mois plus tard : « Le public semble juger que tout cela n’est affaire que des politiques et que lui, l’homme de la rue, n’y retrouvera pas son compte. Il est tout à fait possible que le oui ne l’emporte pas. L’Alsace se retrouvera alors à la traîne de ce que la République française concoctera pour elle… »
Ce n’est pas la République, mais le président en exercice à l’époque qui dessina en 2014 sur un coin de table la carte de la nouvelle France des Régions, créant le Grand Est par association de l’Alsace et de la Lorraine auxquelles fut ajoutée un peu plus tard la Champagne-Ardenne . Il ne fait aucun doute que si deux ans plus tôt, les Alsaciens avaient dit oui massivement au Conseil d’Alsace, jamais François Hollande n’aurait osé toucher à la Région Alsace, tout comme il n’a pas osé s’en prendre à la Bretagne, autre région à identité forte.
La Collectivité européenne d’Alsace, entrée en fonction le 1er janvier 2021, ne sera jamais qu’un ersatz, un succédané de Conseil d’Alsace, tant que le Grand Est gardera les compétences régionales qui sont les siennes. La CEA a beau avoir le goût et la couleur d’une Région Alsace, elle n’en a ni les pouvoirs ni les moyens.
Décidément, oui, le 7 avril 2013, nous, les Alsaciens, nous nous sommes tiré une sacrée balle dans le pied. Et cette fois, nous ne pouvons accuser personne d’autre, nous ne pouvons que nous en prendre à nous-mêmes !
Claude Keiflin
Journaliste et auteur.
Ancien chef du service politique des Dernières Nouvelles d’Alsace.