La récente création de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) au sein de la Région Grand Est pourrait laisser penser que nous assistons au début d’une évolution de la décentralisation en France où le législateur permettrait à certaines collectivités d’avoir des compétences différentes par rapport à d’autres collectivités du même échelon, voire de créer des collectivités à statut particulier comme le permet la Constitution depuis 2003.
Qu’est-ce que la CEA juridiquement ?
Ce n’est pas une collectivité à statut particulier comme le prévoit l’article 72 de la Constitution. C’est simplement un Département avec un statut particulier comme l’ont démontré les spécialistes dans ce domaine.
La CEA a par exemple une compétence en matière de coopération transfrontalière, mais analysons celle-ci :
Le 2 janvier dernier, dans son discours inaugural, le nouveau président de la Collectivité européenne d’Alsace, a d’abord souligné sa volonté de créer un Conseil de développement (ce qui n’a pas un caractère obligatoire mais reste néanmoins une excellente nouvelle pour l’expression de la société civile) et par la suite, il a largement évoqué la future et prometteuse coopération transfrontalière avec ses voisins suisses et allemands.
Il ne faut pas ici, casser l’ambiance, mais cela n’ira certainement pas tout seul !
Pour la CEA, en matière transfrontalière, « la loi Alsace » de 2019 lui octroie la compétence de chef de file et plus précisément celle d’élaborer son propre schéma de coopération transfrontalière.
Formellement elle devient ainsi chef de file quant à « l’organisation sur son territoire des modalités de l’action commune des collectivités et de leurs établissements publics en matière de coopération transfrontalière ».
Cependant il ne faut pas oublier que la loi impose également à la nouvelle collectivité alsacienne d’associer « notamment à son élaboration, l’État, la Région Grand Est, l’Eurométropole de Strasbourg et les autres collectivités territoriales concernées ainsi que leurs groupements ».
En outre, la loi NOTRe de 2015 (qui a défini les compétences régionales), a confié, d’une manière générale, cette compétence de planification à la Région Grand Est (à laquelle la CEA appartient) en prévoyant que le Schéma régional de développement économique d’innovation et d’internationalisation (SRDE-II) peut « contenir un volet transfrontalier élaboré en concertation avec les collectivités territoriales des États limitrophes »… La Région Grand Est a ainsi inséré un volet transfrontalier dans son propre schéma…
Le nouveau schéma transfrontalier élaboré par la CEA ne peut donc entrer en concurrence avec le volet transfrontalier élaboré au niveau du Grand-Est, ni avec celui élaboré au niveau de l’Eurométropole de Strasbourg. Ce schéma strictement alsacien doit par conséquent, être défini « en cohérence » avec le document de la Région Grand Est, tandis que celui de l’Eurométropole doit être aussi élaboré, lui aussi « en cohérence » avec celui de la CEA…
On se souvient qu’Adrien Zeller portait en tel estime ces schémas régionaux qu’il avait tout simplement refusé d’adopter un SRDE dans les années 2000 et affirmait que la compétence de faire des schémas, si cela faisait beaucoup de papier, n’était pas, pour lui, une compétence…
On est de plus légitimement en droit de s’interroger sur le côté opposable de ce nouveau schéma alsacien puisque le caractère prescriptif des schémas se heurte toujours au principe constitutionnel de non-tutelle d’une collectivité sur une autre, inscrit dans la Constitution.
Il est fort à parier que ce « chef de filât » de la CEA dans le domaine transfrontalier relève du vœu pieux compte tenu des contraintes multiples auxquelles il est soumis.
Sur quelles bases la coopération avec nos voisins va-t-elle d’ailleurs s’organiser puisque la CEA ne dispose pas ou très peu de compétences en matières économiques, d’emploi ou de santé ?
En résumé, la CEA a le droit d’établir un schéma de coopération transfrontalière avec ses partenaires étrangers mais ce schéma fort dépendant et contraint de tous côtés, n’aura aucune portée juridique.
Quel est alors le gain pour une bonne gestion des affaires publiques d’une telle situation extrêmement complexe ?
Nous allons tout droit vers une situation de conflits et de tensions entre tous ceux qui auront leur mot à dire sur ce futur schéma de coopération transfrontalière élaboré par la nouvelle collectivité alsacienne, sans même parler des luttes intestines et des grains de sable qui ne manqueront pas de venir gripper cette mécanique d’horlogerie plutôt franco-française que suisse !
Nous sommes dans la déclaration et l’affichage et absolument pas dans l’efficacité des politiques publiques !
A la lumière de cette situation, nous comprenons aujourd’hui tout ce que les Alsaciens ont raté en avril 2013 en rejetant le Conseil d’Alsace qui était bien quant à lui, une collectivité à statut particulier, telle qu’évoquée dans l’article 72 de la Constitution française.
Sa création aurait très certainement donné le « la » d’une décentralisation asymétrique en France, respectueuse de la diversité de ses territoires et nous aurait ainsi évité la création de ces grandes Régions sans traditions, sans identité et sans consistance…